Jacques Derrida, dans un entretien avec Pascal Ogier, associe la foi aux fantômes avec l’art et la psychanalyse. Il fait de la « fantomologie » le résultat de l’entrelacement de ces deux domaines. Je pense que l’art commence avec des fantômes. Chaque artiste entreprend son voyage à partir d’ici. D’où ma question. Parole d’un artiste local.
Je suis un artiste local. De l’Est d’Europe, mais de l’Est de Pologne. D’un pays au passé étrange et terrible et au triste présent. De l’endroit où il y avait des ghettos, des camps de la mort comme Auschwitz. Ensuite le stalinisme. Nous vivons dans un cimetière et l’histoire et les fantômes ne nous permettent pas d’oublier. Chez nous les fantômes peuvent aussi s’appeler dybbouks.
Mon parcours artistique a commencé avec la chute du communisme et l’avènement de la liberté. Artiste mature, je suis témoin du renouveau de l’autoritarisme en Pologne, de la destruction de la démocratie et de la liberté d’expression, voire de l’émergence de mouvements fascistes souvent soutenus par l’Église catholique.
Voilà le cercle de ma vie.
Ma « localité », comme vous le voyez, est stigmatisée, mais pour moi aussi privilégiée.
Il y a beaucoup à faire.
L’idée du Grand Tour est vite apparue dans ma tête comme une idée parallèle. Cette pratique sociale inventée au XVIIe siècle peut être d’un secours crucial pour un artiste local. Du Nord au Sud. D’Est en Ouest. De la province à la métropole.
Mais aussi du Sud au Nord, d’Ouest en Est, de la métropole à la province… !
« L’artiste est-il vraiment le héros explorateur qu’il prétend être, et l’applaudissons-nous toujours à juste titre chaque fois qu’il sort de la grotte avec une épée dégoulinante de sang dans une main et une tête de monstre dans l’autre ? », demande mon personnage préféré, Elizabeth Costello dans le roman éponyme du Sud-Africain John Maxwell Coetzee, prix Nobel 2003.
Que puis-je faire en tant qu’artiste ?
Se souvenir. Construire la mémoire. Ne pas laisser être oublié, oblitéré, effacé ou manipulé… (Seulement cela ?)
Un Grand Tour intérieur imparable. Ni départ ni retour possibles.
Né en Pologne en 1962, Krzysztof Warlikowski est l’un des plus éminents metteurs en scène de théâtre et d’opéra européens. En collaboration avec la scénographe Małgorzata Szczęśniak, il crée des images théâtrales exceptionnelles. À travers son processus de travail, il amène ses acteurs à atteindre les couches les plus profondes de leur créativité. Il a créé une nouvelle façon de mettre en scène Shakespeare, son œuvre contient également une interprétation subversive des tragédies grecques, mais il est aussi connu pour ses mises en scène d’auteurs modernes.
Figure marquante de la mise en scène d’opéra depuis plus de quinze ans, son langage théâtral explose littéralement le cadre et les conventions des plateaux lyriques. Révolutionnaire dans sa vision des oeuvres du Répertoire, que ce soient W.A. Glück, A.Berg, L. Janáček, R. Wagner ou R. Strauss, il impose une vision troublée de notre temps ; il déconstruit le discours officiel de l’Histoire avec des dibbouks effarés qui courent dans tous les sens ; il désoriente notre perception du réel et sa narration, à la fois fragmentée et cohérente, exprime le chaos d’un monde désenchanté, en perte totale de boussole.
Depuis 2008, il est le directeur artistique du centre culturel international Nowy Teatr à Varsovie, où il a jusqu’à présent mis en scène : (A)pollonia (2009), The End (2010), African Tales by Shakespeare (2011), Kabaret warszawski (2013), The French (2015), We Are Leaving (2018), Odyssey. Une histoire pour Hollywood (2021). Tous les spectacles ont été coproduits avec les théâtres européens les plus prestigieux. Au Nowy Teatr, Warlikowski a créé une réflexion très personnelle sur le rôle et la place du théâtre dans la société, en continuant à impliquer les spectateurs dans le débat. Son titre pour le théâtre est devenu : « Échappez au théâtre ».
Krzysztof Warlikowski a remporté de nombreux prix. Il a notamment été honoré par la section des critiques de théâtre de la branche polonaise de l’Institut international du théâtre pour avoir popularisé la culture théâtrale polonaise à l’étranger. En 2006, il a reçu le prestigieux prix Meyerhold à Moscou, et en avril 2008, le prix X Europe « Nouvelles réalités théâtrales » à Thessalonique, en Grèce. Il a reçu le prix « Masque d’or » pour la meilleure performance étrangère présentée en Russie en 2011 pour la production de Nowy Teatr (A)pollonia. En mai 2013, Krzysztof Warlikowski a reçu la haute distinction française de Commandeur des Arts et Lettres.
En juillet 2021, il reçoit le Lion d’Or pour l’ensemble de sa carrière à la Biennale de Venise.