DEPUIS LONGTEMPS, le concept anthropologique et juridique d’identité désigne le caractère de ce qui est invariable, comme l’identité personnelle (1756). À la naissance d’une personne, entre ascendance et descendance de parentèles, l’état civil en instaure l’identité. Celle que depuis la fin du XVIIIe siècle certifient des documents officiels, dont le certificat de baptême, le « laisser-passez », le « sauf-conduit », la « plaque d’identité », le « passeport », la carte d’identité ou le visa.… La « photo d’identité » visualise les traits permanents et distinguables du sujet, de face ou de profil. En cas de délit ou de crime, il est l’objet de l’« identité judiciaire ». Ces dispositifs du contrôle social de l’État moderne sont liés aux usages de la guerre, au périple transfrontalier, aux migrations transnationales, à la police des gens, à la justice.
Actuellement se confirme et se déploie un lent mouvement d’individualisation sensible de nos sociétés. Au temps du « radicalisme individuel », on peine à réduire l’identité aux universelles et habituelles règles juridiques du droit ou de la police des gens. Pour une personne, il s’agit là d’être un individu donné afin d’être reconnu ou d’être identifié comme tel de la naissance à la mort. Or, les institutions traditionnelles (Nation, Église, École, famille, couple) perdent peu à peu leur force intégrative de configuration et de façonnage identitaires : « s’il y a donc toujours des traditions dans nos sociétés, elles sont conçues non plus comme des sources d’inscription prescrivant des manières d’être, de penser et d’agir, mais seulement comme des ressources symboliques à la disposition des individus pour construire leur identité, sans aucune obligation ni sanction » – écrit Jean-Marie Donegani.
En conséquence, les identités versatiles actuelles ne sont-elles pas en train de forger des sphères normatives, autant disparates qu’inédites ? S’y agrègent pêle-mêle des ingrédients sociaux, politiques, religieux, territoriaux, culturels, voire biologiques. S’y ajoutent aussi des expériences d’intimité et des modes de subjectivité qui radicalisent la tyrannie des micro-identités jusque sur l’espace public. Entre l’un ou l’autre de ces apports, l’instance identitaire oppose de nouvelles hiérarchies de valeurs et d’inattendues directives aux configurations d’universalité. Celles notamment de l’identité politique, juridique ou civique dans l’héritage du contrat social selon les Lumières. Nous serions arrivés au point que « la configuration sociétaire issue de la donne séparatiste affirme le primat de l’individuel sur le collectif ; c’est donc la croyance dans l’identité et la souveraineté du sujet qui conditionne les identifications aux groupes familiaux, professionnels, politiques ou religieux, permettant de les considérer comme issus de choix personnels et non d’assignations héritées.[Donegani]»
Au prisme de nouveaux seuils du sensible ou du tolérable, dans la culture subjectiviste contemporaine, comment penser en collectivité les identités complexes et ambulantes d’aujourd’hui — notamment entre égotisme, communautarisme, intégrisme confessionnel, ethnicité, wokisme et déclinaison du genre ? Pourtant, reste béant le problème de l’« identité démocratique » (Milan Kundera évoquait jadis l’« identité européenne » comme paradigme de la démocratie des Modernes) dans un monde malmené où l’autoritarisme et le populisme en contestent l’héritage, en dénigrent la culture politique, en minent les usages contemporains dans l’État de droit.
Avec des conférences inédites, Eric Fottorino, Léonora Miano, Sylvie Perez et Olivier Roy évoqueront des questions cruciales que soulèvent pour demain les identités complexes d’aujourd’hui.
Michel Porret.
Président des Rencontres internationales de Genève.